01/07
Conférence de Sarah FOSSE sur Le temps de l’innocence d’Édith WHARTON
Conférence CPGE autour du thème « Individu et communauté » : regards croisés entre littérature, philosophie et société. Un temps de réflexion pour nourrir la pensée critique des étudiants.
Anouk LEENHARDT, spé MPI*
Le Temps de l’innocence, roman emblématique d’Edith Wharton, est une fresque sociale où s’entrelacent amour, désir et conformisme. Sarah Fosse, conférencière en janvier pour les classes préparatoires et traductrice du roman, nous invite à plonger dans cet univers complexe à travers trois axes majeurs : l’exil intérieur du héros, la dimension subversive du désir, et la mélancolie d’un monde en transition.
1. L’exil intérieur de Newland Archer
Dès les premières pages, le personnage principal, Newland Archer, évolue dans la haute société new-yorkaise de la fin du XIXe siècle, où tout est régi par les conventions. Son destin semble tracé : il va épouser May Welland, jeune femme exemplaire qui incarne l’idéal social de son milieu. Pourtant, la rencontre avec Ellen Olenska, sa cousine exilée d’Europe, bouleverse son monde. Cette femme libre et cultivée, marquée par son passé douloureux, lui ouvre de nouveaux horizons, notamment artistiques et intellectuels. Ellen lui fait découvrir une autre manière de voir le monde, le confrontant ainsi à ses propres contradictions. Il commence à percevoir la société dans laquelle il vit avec un regard critique, à l’image de la métaphore du « télescope », qui souligne la distance grandissante entre lui et son environnement. Ce processus d’aliénation interne le mène à un conflit intérieur douloureux entre son moi intime et son moi social, thème central du roman.
2. Un désir inassimilable à l’ordre social
L’histoire d’amour entre Archer et Ellen n’est pas seulement un ressort dramatique : elle met en lumière la dimension perturbatrice du désir face aux règles sociales. L’arrivée d’Ellen coïncide avec une représentation de Faust à l’opéra, signalant dès le début la thématique de la tentation. Ellen, perçue comme une femme sulfureuse, est l’objet de fantasmes masculins, mais elle est surtout celle qui fait vaciller Archer, qui se voit partagé entre l’ordre social et l’appel du désir.
Le mariage d’Archer et May est l’exact opposé de cette passion : parfaitement conformiste et totalement désérotisé. May, à l’image d’une statue grecque, est un idéal figé, tandis qu’Ellen incarne la sensualité et l’individualité. Bien que leur liaison ne soit jamais concrétisée, elle est d’un érotisme intense, puisque le désir dépasse la simple dimension physique et se révèle comme un espace de liberté défiant l’ordre social établi. En revanche, le mariage est dépeint comme une institution qui apprivoise et rend neutre le désir. Cette dynamique atteint son apogée lorsque May, en tacticienne, manigance les normes sociales pour écarter Ellen et garantir l’attachement de son époux. La question posée par Wharton est donc évidente : l’amour véritable peut-il exister dans un contexte dominé par les conventions ?
3. Une mélancolie subtilement ambivalente
Si le roman dépeint un monde rigide et oppressant, il ne se résume pas à une simple critique sociale. Il est aussi porté par une mélancolie poignante, notamment dans son dénouement. Trente ans après les événements principaux, Archer est devenu un « bon citoyen », père de famille et veuf. Il a renoncé à Ellen, mais a-t-il réellement perdu ? Cette question reste ouverte. Son fils Dallas, figure d’une génération décomplexée, s’apprête à épouser Fanny Beaufort, symbole d’un monde où les anciennes barrières sociales sont tombées.
Mais ce nouveau monde est-il réellement un progrès ? Wharton nuance son propos en introduisant un renversement ironique : la société a évolué, mais est-elle pour autant meilleure ? Ce doute rappelle la fin de A la Recherche du temps perdu de Proust, où le réveil d’un monde ancien dans un nouveau contexte pose la question du sens réel de l’évolution sociale.
Anouk LEENHARDT, spé MPI*